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Deux livres à lire d'une seule main

incursions dans les lectures érotiques de Farouk Archaoui

La Chandelle de Sixte-Quint* ou Une aventure photographique, Anonyme, 1893

 

               En visite chez un ami photographe, spécialisé dans la photographie érotique, le narrateur assiste à l’une de ses séances et prend bientôt place aux côtés de la jeune femme photographiée. S’ensuit alors plusieurs scènes lubriques dont le narrateur ne nous épargne aucun détail, sous l’œil attentif de l’artiste, qui toujours, recherche l’expression d’amour.

 

               Malgré la longue tradition, que nous connaissons, de l’image érotique, beaucoup s’accordent à dire que c’est sans doute la première fois que la photographie s’immisce dans l’écriture érotique. Progrès technique oblige, mais à bien y réfléchir, cela n’est jamais plus que l’héritage des fresques murales de Pompéi. « Si le spectacle des combats engendre les actions belliqueuses, celui de la lubricité suggère les impudiques. » Cette phrase pourrait justifier à elle-seule l’invention de la pornographie. Toujours ce désir de voir, de contempler ce qui nous obsède en fin de compte. Nous sommes alors derrière l’objectif, nous sommes le voyeur qui est là mais qu’on ne voit pas, car le propre du voyeur c’est de se faire absent (quand il ne joue pas un rôle fantasmagorique), le voyeur c’est celui qui se mêle à la nuit pour venir guetter à la fenêtre, accroupi, silencieux, observant ce qu’il se passe dans la pièce, à l’intérieur. On l’oublie, on ne pense pas, ou plus, à ce regard insatiable. Sauf quand le photographe revient, après avoir développé au fur et à mesure les photos tirées, et à chaque fois s’exclame que c’est un jour de chance pour son art. Ses seuls moments-là nous renvoient à nous-mêmes, en tant que lecteur, et nous rappellent que cette scène de voyeurisme dans laquelle nous nous complaisions, n’est véritablement que dans une fin artistique.

                Nos yeux parcourent le texte comme ils pourraient parcourir les cuisses de la jeune femme ou la forme du sexe dressé du narrateur. Nous sommes tantôt l’ami photographe qui visualise, tantôt celui qui pose. Le plaisir est double et entraîne nos sens dans un espace où perversion et sentiment du beau s’entrelacent.

Aventure, dès lors que l’expérience est peu commune. Partir loin, de chez soi, de soi, sortir, exulter. Jouir.

 

*ancêtre du condom d’aujourd’hui, fait de caoutchouc rose.

 

 

« Comme pour la précédente pose, je suis invité à n’entrer qu’à demi mon membre, pour qu’on voie bien autour de lui l’anneau formé par les lèvres du doux fourreau qui l’enserre. Cette demi-prise de possession est en même temps prudente, car qui sait si, plongé jusqu’au fond, je pourrais maintenir les écluses du sperme bouillonnant ?

La pose est bonne, la plaque est glissée. Clic, clac… Ne bougeons pas encore. Le châssis est retourné pour exposer une autre plaque. Ma compagne est invitée à ne plus regarder l’entrée de mon priape dans sa vulve, mais à rejeter sa tête en arrière dans l’attitude de la jouissance… Attention… Et bientôt le cliché nous a fixés dans une nouvelle pose impudique. Nous n’en sommes plus à les compter. »

Aphrodite, Pierre Louÿs, 1896

 

               Démétrios, sculpteur en peine, rencontre au détour d’une rue, Chrysis, courtisane galiléenne dont la beauté ravit autant les femmes que les hommes. Elle voit en Démétrios un homme prêt à la suivre comme un chien et, pour elle, il n’hésitera pas à voler, tuer et parjurer. Mais elle continue à s’amuser de lui, comme elle s’amuserait d’un pantin.

               Une nuit, Démétrios rêve de Chrysis. 

 

               Aphrodite, c’est la nostalgie de l’impudicité des mœurs antiques, avant d’être entachés par « la tradition israélite et la doctrine chrétienne », qui mirent un voile sur la plus pure des voluptés. Rien là de coupable ou de fausse pudeur : l’Antiquité est l’utopie érotique, le fantasme de concilier rêve grec et monde moderne, chose qui a hanté Pierre Louÿs.

               C’est aussi l’éloge de l’amour saphique. D’abord du neuf : Aphrodite se distingue des portraits lesbiens que peignaient les Romantiques comme Baudelaire, Musset ou Balzac, sous les traits d’une femme fatale ou vicieuse. Ensuite, une idée : la femme est l’être qui sait le mieux porter l’amour. La femme incarne l’amour idéal et « la femme est, en vue de l’amour, un instrument accompli. Des pieds à la tête, elle est faite uniquement, merveilleusement, pour l’amour. Elle seule sait aimer. Elle seule sait être aimée. Par conséquent, si un couple amoureux se compose de deux femmes, il est parfait ; s’il n’en a qu’une seule, il est moitié moins bien ; s’il n’en a aucune, il est purement idiot. » Et cette vénération du lesbianisme trouve sa logique par une détestation de l’homosexualité masculine : Pierre Louÿs l’avait en horreur et ses amitiés, brutalement rompues pour cause, avec André Gide ou, mieux encore, avec Oscar Wilde le montrent assez bien.

               Mais Aphrodite c’est surtout le conflit entre le sentiment et le désir. Le fantasme, l’irréel vaudrait alors sans doute mieux que le réel. Ainsi, Démétrios qui rêve de Chrysis, n’éprouve plus rien pour elle à son réveil. Conflit qui agitait Louÿs tout au long de sa vie et de son œuvre : comme lui, ses personnages masculins amoureux sont attirés et intimidés par les femmes indépendantes et entreprenantes. S’accomplir dans l’impossibilité, Démétrios dans Chrysis, Louÿs dans Marie de Régnier.

               Aphrodite n’est finalement pas un roman érotique comme on aurait tendance à l’entendre, même si certaines scènes ont fait hurler quelques uns, fait rougir quelques unes…  c’est un roman d’une grande sensualité, assez pour nous donner envie de se promener dans les rues d’Alexandrie, sur la jetée d’Alexandrie et croiser du regard Chrysis et sa chevelure « éclatante et profonde, douce comme une fourrure, plus longue qu’une aile, souple, innombrable, animée, pleine de chaleur », la prendre par les bras et l’entraîner dans nos songes.

                

 

« L’heure du bain était celle où Chrysis commençait à s’adorer. Toutes les parties de son corps devenaient l’une après l’autre l’objet d’une admiration tendre et le motif d’une caresse. Avec ses cheveux et ses seins, elle faisait mille jeux charmants. Parfois même, elle accordait à ses perpétuels désirs une complaisance plus efficace, et nul lieu de repos ne s’offrait aussi bien à la lenteur minutieuse de ce soulagement délicat. »

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