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Disparition dans l'espace 0

Les prémices d'une anthologie de        Almeh 40°

 

1 Rêche
    
    Il remontait un boulevard qui se fond sans prévenir dans un autre, à vélo, avec l'envie de se branler. Sa bite et ses couilles étaient moites. Chaque progression sur le boulevard rafraichissait ce monde tiède et mou en s'engouffrant dans son short d'été. Il remontait le boulevard assez vite pour que le vent ait séché sa bite arrivé à Jaurès.
 
    Le canal qui s'ouvre et encore quelques coups de pédales. Cette partie du chemin est comme une glissade. En plus, il fait beau et le monde tape doucement sur la selle. Derrière un cinema, il accélère, au moment où il ne peut n'y avoir ni voiture, ni personne pour freiner sa course. Ses longues jambes donnent l'impression de se fondre dans le vélo et dans le goudron. Longues jambes, longs doigts et cheveux frisés, longs yeux qui s'étirent sur les côtés, copiés-collés des peintures Qajar du Palais du Golestan. ADORABLE. Ne parvenant pas à nommer la spécialité de son désir pour l'être aimé, le sujet amoureux aboutit à ce mot un peu bête : adorable ! CORPS. Toute pensée, tout émoi, tout intérêt suscités dans le sujet amoureux par le corps aimé. (1)*

 

    Après la petite ceinture, la zone 3. 
(Voici donc les trois tronçons qui séparaient l'appartement du sujet amoureux de celui de l'être aimé : trois arrondissements, trois dimensions. Sur cet axe, les va-et-vient réguliers ont donné lieu à un enchevêtrement d'intrigues, de boucles et de nœuds. Les boulevards se trouvant sur ledit axe ont d'ailleurs été rendus impraticables, le goudron ayant fondu depuis que toutes les traces et trainées laissées sur le passage des deux sujets se sont matérialisées en liquide abrasif (le carnage urbain a commencé quand l'axe a définitivement cessé d'être emprunté par les sujets ; le mouvement de va-et-vient assurait un équilibre transparent. Devenus inaccessibles aux riverains, le seul moyen de traverser ces boulevards reste une ligne de métro. Les voyageurs de la ligne aérienne ont ainsi une vue imprenable sur le désastreux spectacle de ce tronçon de ville fondue.)

 

    Il dépasse le roi de la boutargue. Les 6 étages. Le vélo sur l'épaule, malgré l'ascenseur. Arrivé dans l'appartement, il regarde ses mails avant que l'envie de se branler refasse irruption. Sur le matelas à même le sol, l'ordi répond à flots aux tags. Foot Worship. Il rectifie. Foot Worship POV. Un truc classique qui fera l'affaire en quelques minutes. Late for Detention POV (2).  Yalla.


    Il se branle rêche. Vite et fort. Sans lubrifiant. Sans même prendre la peine de se cracher dans la main, il se branle rêche. Vite et fort et serré. La fille de la vidéo a des pieds à son goût, exactement la forme qui l'excite, et porte un vernis clair. Vite et fort et serré. Encore quelques coups de mains. Il jouit en même temps que le mec sans visage qui jouit sur les lèvres de la fille. Tout sur mes lèvres, tout sur mes lèvres, tout sur mon cœur (3). Il pousse l'ordi et s'étend sur le lit. Puis encore une fois.


    Sa bite de nouveau souple, il remarque une brulure, un mince tronçon de peau à vif, à côté de son grain de beauté qui le complexait quand il était ado. It's a freak show. Il malaxe sa bite blessée avec ses longs doigts. Puis regarde ses mains compulsivement pour vérifier qu'il n'y a rien d'inhabituel (?). Très près du visage, il les touche, les étire, observe les veines, fait passer la peau du beige au jaune au rose au beige. L'attention portée sur les mains fait oublier la brûlure qui a mis sa bite à nue et qui tire parce que le corps est déjà en train de se recomposer et de créer des tissus, des dermes et des épidermes, de chercher des couleurs dans les mêmes tons que son sexe, de bourgeonner, de s'étendre, de réparer la masturbation rêche sur Late for Detention POV, de reprendre ce qui est resté entre les doigts du sujet-écorcheur. 
    Il est temps d'aller travailler.

 

2 Cartographie

 

    A 23h30, la soif s'engouffre en sirocco, mistral et tramontane, s'enroule en dépression autour de sa gorge et de sa bite convalescente. Depuis la blessure, quelques tags ont ajouté quelques couches de cicatrices. Impossible pour le corps de se souvenir exactement du relief de la peau du début; à côté du grain de beauté, une trainée de trois pointillés. 
    Dans une rue, la fenêtre de l'appartement du 1er étage est ouverte. Ils sifflent quand il est en bas, c'est le code quand il vient chez elle. Une fois, on a sifflé et elle a sifflé en retour, arrivée à la fenêtre ce n'était qu'un ami souriant, venu plus tôt pour diner. Ah c'est toi, monte. T'as le code. Les autres sifflements s'échouaient en écho dans des espaces absents.
    Derrière les rideaux tirés, les sujet-chéris se cachent du vis-à-vis, de la lumière rose de l'éclairage public. Dans les draps blancs couleur hôtel, ils se disent qu'ils s'aiment et se crachent dessus. La chatte est cartographiée, trois doigts avancent, reculent en diagonale sur son clitoris.  Elle veut qu'il la laisse découvrir son cul pour découvrir son plus beau visage. 
    A 2h, elle prélève l'effluve de ses couilles pour la sentir entre ses doigts. Meilleure l'été. On remarque que quelque chose a été perdu. La croute s'est détachée, partie en odyssée dans une autre chair. 
    Il est temps de dormir. 

    

3  Dans la fissure du mur de l'appartement ou l'espace 0

 

    Tout le monde clinique s'accorde sur l'ampleur de la CATASTROPHE. Crise violente au cours de laquelle le sujet, éprouvant la situation amoureuse comme une impasse définitive, un piège dont il ne pourra jamais sortir, se voit voué à une destruction totale de lui-même. (1) : C'est étonnant ce que vous avez là. Votre corps s'est battu pour garder ce bout de peau-brouillon et lui donner un autre corps. Un autre espace où se greffer totalement. Une surface prête à absorber plus qu'il n'en faut : la texture va se déployer, s'étendre, s'étendre et cicatriser.  Votre corps a entrepris un projet étonnant.  Maintenant, soit vous entrez dans la fissure du mur d'un appartement (4)  ou bien il y a l'espace 0. Vous êtes dans les deux cas vouée à une disparition totale de vous-même. Entrez dans l'espace 0 et vous vous sentirez disparaître comme un hologramme qu'on débranche. Your body, your choice. Alors, quelle est votre décision ?


    Pendant ce temps, le sujet-écorcheur a décidé de quitter son appartement, de quitter la ville, le pays, les soucis. Il a donné ses affaires à droite à gauche et le vélo, pour s'envoler plus léger. Direction 37° 56' 2.729" N 122° 32' 6.914" W (5). C'est décidé cette fois, il ne veut plus rien du sujet de l'espace 0. L'été est presque fini, mieux vaut être léger pour s'envoler. 
    Le liquide abrasif se déploie sur l'axe tripartite.
    La peau-brouillon s'étend  en vagues sur les organes.
    Il a été décidé de disparaître dans l'espace 0 de l'appartement et de continuer à vivre comme si de rien n'était. Elle va au café. Elle enregistre des sons et sa voix sur le dictaphone que lui a prêté une amie. Crop-top et vent sous les boobs, c'est la liberté en descendant le boulevard de la République à vélo. Une liberté en fuite ; pas aussi forte qu'enlever son maillot dans la Méditerranée et ne plus faire la différence entre seins et eau salée. Elle s'en va écrire une nouvelle à la BNF dans la section O, baisse la luminosité de l'écran pour ne pas être lue par sa voisine qui écrit une thèse sur les magistrats de Lyon qui tentent de convaincre le parlement de Paris que les médecins sont des contribuables comme les autres (6).  Dans les grands couloirs vide du savoir hermétique, elle lève son tshirt pour une amie qui l'a défiée de lui montrer son soutien-gorge rouge. Personne ne sait vraiment pour l'espace 0.


    Le jour elle vivait comme si de rien n'était. La nuit elle cherchait la main du père posée sur le front lorsque elle avait la fièvre, enfant. Lorsqu’il récitait des sourates, à demi-voix, assis sur le bord du lit de la petite souffrante. Il y a le vague souvenir de quelque chose qui craque, de vertèbres sur lesquelles on appuie pour clore les invocations. Lorsque elle tombait malade, elle réclamait ce rituel. Main. Front. Père. Sourates. Chuchotement et fièvre.  Déjà un goût pour la maladie. Quand elle tombait malade, elle plongeait dans une dépression de plusieurs jours, rideaux tirés pour rester dans le noir. Une dépression avec un rythme de croisière. Elle ne voulait plus qu’on ouvre les rideaux. Seulement la main du père sur le front. Sortir de la demi-mort avec des psalmodies. Quelle expérience.
    Il est temps de rejoindre l'espace 0. Il n'y a plus de son, plus de vent, plus de père, plus de main à chercher, plus rien à sentir. Il ne veut plus rien de moi (4). La passion de la destruction/ passion créatrice (7). Hologramme, off.  


    Il n'y a plus ni rien, ni trace de ce rien : tout est guéri dans l'espace 0. 

 

 

 

 


 

(1) Roland Barthes, (2) Pornhub, (3) PNL, (4) Ingeborg Bachmann, (5) Google maps, (6) la chercheuse de la section O de la BNF, (7)  Mikhail Bakounine

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