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Le Vers Solitaire

Hommage à Jean-Luc Le Ténia

     Il est passé me voir tout à l’heure. Sa copine l’a largué. Maintenant il ne fait que geindre. Je fumais une cigarette sur le balcon, avec un verre de rouge dans l’autre main. Il m’expliquait qu’il ne comprenait pas vraiment pourquoi. Sa gonzesse lui avait sorti qu’elle ne l’avait jamais aimé, et qu’elle avait beau attendre, se forcer et tout, ça ne venait pas. Elle avait fini par se taper un autre type. Coup classique, mais je ne me voyais pas le lui dire. Pas aujourd’hui. Le pauvre, il baignait dans une espèce de flou que je ne saisissais qu’à moitié. Le pire, c’est que j’en avais rien à foutre à ce moment, j’avais la tête ailleurs. J’essayais vaguement de me rappeler ce que je faisais en mai 2011.

     Je me suis resservi un verre. Il m’en a demandé un.

     M’est venue en tête cette discussion que j’avais eue avec cette fille une fois, et qui m’a dit : « le sentiment d’exclusivité est mortifère. » Merde, s’il avait entendu ça, ça ne l’aurait pas arrangé. Il avait une gueule triste.

    - On sort ?

    Il haussa les épaules.

     Dans le bar, quelques nanas. On s’est assis au fond. J’ai commandé deux pintes. Je me suis mis à reluquer les nanas en face de notre table, par ennui. Elles étaient trois, à boire des mojitos. Elles parlaient avec entrain et leurs seins étaient gonflés par tant de bien-être. L’autre s’appliquait à se plaindre encore, fidèle à sa douleur.

     - Non mais tu sais, je n’aurais jamais pensé ça d’elle. Deux ans ! et me claquer ça dans la gueule. J’te jure…

     - Ouais.

     - J’ai pourtant tout fait, tout fait au mieux pour la rendre amoureuse.

     - Ouais.

     - Non, quand même, y’a eu des sentiments. C’est pas possible. J’comprends rien.

     - Ouais.

     - C’est pas la première, en plus. Y’a un truc qui cloche chez moi, c’pas possib’. J’crois que j’pourrais jamais être aimé.

     - Sûr.

     - T’en penses quoi ? Tu dis rien.

     - Qu’est-ce que tu foutais en mai 2011 toi ?

     Elle marchait devant. Je dois dire que je bandais un peu, à la voir comme ça, ses cheveux jusqu’à mi-dos et à force d’imaginer son cul frotter sur sa culotte à chacun de ses pas, dans son jean serré. Je la trouvais un peu cruche, surtout après trois verres.

     - Voilà, j’habite ici… Non, ne m’embrasse pas. J’ai passé une bonne soirée mais… c’est le premier soir quoi.

     Putain.

     - Tu peux quand même entrer, si tu veux. Mais n’attends rien.

     Dans sa bibliothèque, du Gounelle, de l’Ernaux, du d’Ormesson, du Werber et du Benech. Deux DVD de Dolan traînaient sur la table basse. Elle me servit un verre de blanc. Je la voyais vaciller du salon à la cuisine et de la cuisine au salon. J’essayai de l’embrasser à nouveau.

     - Non, j’ai dit non.

     J’ai sorti ma queue, tant pis. De toute façon j’aimais pas trop son papier peint.

     Elle me repoussa et alla s’installer sur un fauteuil en face. J’ai tout remballé, et on s’est regardé quelques minutes, le verre aux lèvres. Je commençais à m’emmerder grave.

     - Tu peux fumer, si tu veux.

     Le 3 mai 2011. Quelque part dans la ville du Mans, un mec s’est foutu en l’air.

     Et tous, nous flottons dans l’incertitude.

     Même les poètes meurent seuls.

Nouvelle et vidéothèque par Farouk Archaoui

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