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LE

PETIT

TRAITE

DU

PLAISIR

QUI

MET

OUBLI

A

LA

MORT

Néons rouges. Ambiance intimiste. La Cave aux poètes portait bien son nom ce soir-là, invitant Rémi Belleau et Ronsard à s’asseoir auprès de nous, le temps d’une heure et demie, le temps de plonger cinq cents ans en arrière et d’ouïr avec délectation les mots se faire l’amour, comme les corps se frottent sous les draps. Le comédien Nicolas Raccah, tel un maître de cérémonie, nous guide dans ce voyage des sens où plaisir du texte et digressions historiques s’entrecroisent, entrecoupés d’intermèdes dits « à l’ancienne ».

Bonsoir Nicolas Raccah. Pouvez-vous tout d’abord nous présenter votre spectacle ?

 

C’est un spectacle de théâtre. Des fois, on me dit que c’est au bord du conte, au bord du clown, au bord de la conférence aussi. C’est une espèce de petit ovni à plusieurs entrées. Ça s’appelle Petit Traité du Plaisir qui met Oubli à la Mort, c’est une phrase de Clément Marot et ça se présente comme une suite de cinq chapitres interrompus par des intermèdes qui sont de courts épigrammes que je dis d’une voix de stentor un peu à la manière de la Renaissance, en roulant les « r » et en respectant toutes les consonnes subsidiaires et on va doucement du désir vers le plaisir. Je sais où je veux mener mes spectateurs. Au début, la barre est très haute et les gens ont souvent peur, après les premiers poèmes, en se disant : « Est-ce qu’on va comprendre quelque chose à cette langue ? » et puis très vite on s’aperçoit que ces auteurs, qui sont tellement extraordinaires à mes yeux, qui ont vraiment mis la chair en mots, nous donnent envie de les suivre, le désir est là de les comprendre. Et donc je vous prends par la main et vous amène là où je veux vous mener. Et ce serait très difficile de faire le spectacle à rebours et de partir du chapitre cinq, du plaisir, dans lequel il y a vraiment des textes très pornographiques ou qui vont vraiment dans la chose, ce ne serait pas possible, ce serait trop violent donc il faut… des préliminaires.

 

Votre Petit Traité nous fait (re)découvrir des auteurs et des textes du XVIe siècle. Pourquoi ce siècle en particulier ?

 

C’est une histoire personnelle, entre moi et ces textes. Je suis comédien de profession et ils sont entrés dans ma vie à un moment où je n’avais plus envie de faire du théâtre tel que je le faisais, d’une manière plus classique sur des scènes en essayant de participer aux spectacles créés par d’autres. J’avais perdu le goût de mon métier, je me suis dit que ce métier est trop important pour moi pour que je le fasse mal donc j’accepte le risque de tracer une ligne en me disant : « J’arrête et je ne sais pas ce que je ferai demain. » Dans la même semaine, une amie photographe m’a dit qu’elle avait une expo de photos érotiques et m’a demandé si je ne voudrais pas lire des textes érotiques pour l’occasion. Et je me suis laissé surprendre par la vie. Je crois vraiment que la vie nous répond quand on l’appelle. Il faut juste être en phase et être au bon endroit, prêt à accueillir et ne pas se forcer à faire les choses quand elles ne nous correspondent plus. Et donc tout à coup j’ai pris au vol sa proposition. J’ai fouillé d’abord dans la prose érotique en me disant comment je vais pouvoir lire des trucs pareils, « le vit turgescent entra profondément dans le vagin de Liliane », c’était très violent. Ensuite, j’ai découvert la poésie érotique de langue française dans une première anthologie et en la lisant j’étais prêt à passer allègrement la partie XVIe siècle, ça commençait par là, je pensais que je n’allais rien comprendre, que ça devait être de la vieille langue et en fait c’était la partie qui me touchait le plus. Vraiment je me suis laissé happer, comme un appel. Texte demande voix et voix demande texte. C’est une histoire d’amour entre eux, elle et moi. Je crois vraiment que dans ces textes-là, qui ont été écrits pour être dits à une époque où il n’y avait pas la télévision, il y a de la vie qui a juste besoin à nouveau d’une vibration pour retrouver leur vitalité. Pour moi, ils sont très vivants ces auteurs. J’ai découvert toute une histoire que l’on a oublié parce que censuré. Si on creuse, on découvre un torrent de vie. Ils avaient un rapport à la vie très différent du nôtre… Je ne sais pas si on l’a perdu, en tout cas on a cherché à l’étouffer. Il faut juste soulever un peu les édredons et en-dessous il y a des choses prodigieuses. Mais rien que votre revue, Han han, me prouve que la vitalité est toujours là.

 

Et par rapport à la censure justement, comment les poètes se positionnaient-ils face au Concile de Trente ?  Y avait-il une frontière à remarquer autour du Concile, qui est venu resserrer les vis des mœurs, comme un avant et un après ?

 

Oui, cette frontière je l’ai découverte à travers des livres d’histoire et de littérature qui expliquaient ce tournant. Il y a un livre très bien, La Muse Lascive de Michel Jeanneret, un spécialiste de la littérature du XVIe siècle qui enseignait je crois à Genève. Dans son intro il théorise le passage de l’érotisme à la pornographie entre XVIe et XVIIe et particulièrement autour du Concile de Trente. Dans ce cadre de la Renaissance, où l’on redécouvre les Anciens, on est dans une vitalité extrême pour les hommes. Les femmes c’est une autre histoire. Je pense aussi qu’il y a eu une époque où le christianisme était teinté de paganisme et, redécouvrant les Anciens, on était, au XVe, assez ouvert à cette richesse ancienne et on redécouvre également une sexualité différente qui était souvent bisexuelle, homosexuelle… Il faut dire aussi que le protestantisme a pris tellement de pouvoir en Europe que ce Concile de Trente a été vraiment un moyen de traiter de la question protestante. On déclare qu’ils seront nos ennemis officiels, pour nous catholiques, et donc on leur fait la guerre. Ça a donné huit guerres de religion successives. Et aussi dans le rapport à la sexualité, quelque chose de totalement neuf, on s’arrache doucement à la Renaissance pour arriver à cette époque du Classicisme qui est beaucoup plus culpabilisante, où la sexualité ne coule plus de source et où le bon Dieu devient l’ennemi de la chair. Etrangement ça permet aux prêtres de reprendre ce pouvoir qu’ils perdaient auprès de leurs ouailles. Si on est obligé d’avouer dans un confessionnal qu’on a fait quelque chose de mal… ah bon, c’est quoi ?... J’ai fait l’amour avec ma femme mais pas dans la position classique autorisée et je l’ai fait le dimanche… oh là là ça va pas du tout, heureusement que vous êtes venu mon garçon, vous allez faire tant de journées au pain sec et à l’eau et le bon Dieu redeviendra votre ami mais attention la prochaine fois. On donne un pouvoir aux prêtres assez hallucinant, il est la condition de ma salvation, alors qu’avant je trouve qu’ils étaient dans un rapport à Dieu très différent. J’aime bien dire que l’horizontal et le vertical se rejoignent. Il y a ce poème sublime d’Isaac Habert où il dit : « Dieu ! que je suis heureux quand je baise à loisir/Le pourpre soupirant de tes lèvres mollettes […] Dieu ! que je suis heureux quand, ardent de désir,/Je sens à petits flots les humeurs doucelettes/De ta langue couler sur tes lèvres pourprettes » Dieu est présent dans chaque strophe, recevant ce plaisir de faire l’amour. On entre en contact avec quelque chose de transcendant. On ne dit jamais autant « Oh mon Dieu ! » que quand on fait l’amour.

 

Quelle est la place des femmes dans ces écrits ? On voit bien qu’elle est présente, partout, mais ce sont des hommes qui écrivent et la font parler. Ont-elles seulement une voix comme celle de Louise Labé que vous récitez dans votre spectacle ?

 

Il y en a plusieurs. Louise Labé c’est la plus… « chaude » entre guillemets, la plus érotique et au regard de l’érotisme masculin, elle a un érotisme très différent. Elle ne se sert pas des mots « con », « foutre » et « vit » comme le font les hommes qui se lâchent dans leurs poèmes et ont accès à ces mots-là. Les femmes n’ont pas le droit, et je ne suis pas sûr qu’elles y aient totalement accès encore maintenant. Là, il y avait une femme qui me disait : « j’essayais de m’imaginer moi, si ça avait été une femme à votre place, on se serait fait passer pour une grosse salope d’oser dire autant de choses. » On n’est pas complètement sorti de cette discrétion et cette pudeur que l’on a imposé aux femmes à travers toutes les époques. Pour la petite histoire, il y a huit ans maintenant, la spécialiste de Rabelais, Mireille Huchon, a soutenu dans son livre Louise Labé. Une créature de papier que celle-ci n’a pas existé, disant que c’est une pure création de plusieurs hommes ensemble autour de Clément Marot en particulier, Olivier de Magny… qui ont inventé une femme et une écriture féminine. C’est une thèse controversée, moi je n’y crois pas mais… pourquoi pas. Je trouve ça très signifiant, quatre cents ans plus tard, de faire taire une femme encore une fois. Sinon, on en a que très peu. Il y a d’autres femmes qui ont écrit à l’époque : Hélisenne de Crenne, Pernette du Guillet, Madeleine de l’Aubépine, Héliette de Vivonne, Marguerite de Navarre… Pour la plupart on les a totalement oubliées sauf les reines comme Marguerite de Navarre, Marguerite de Valois… Mais généralement on ne garde pas les noms de femmes en tête, on a une propension à l’oubliette quand il s’agit de femmes qui est juste ahurissante. Citez-moi dix noms de poètes : t’as Verlaine, t’as Desnos, t’as Prévert, t’as… etc. Dix noms de poétesse : alors… Andrée Chedid… ? C’est dingue, alors que tu vas voir sur internet et putain, y’en a ! Mon prochain spectacle sera sur tout ce qui a fait obstacle à la parole féminine. J’ai trouvé des textes hallucinants aux XIIIe, XIVe, XVe, XVIe, XVIIe, XVIIIe, XIXe...

 

Comme Han han ça n’est pas seulement de l’érotisme mais aussi de l’amour, est-on déjà tombé amoureux lors de l’une de vos représentations ?

 

Eh bien oui, moi. J’ai rencontré ma compagne. On s’en est rendu compte que deux ans plus tard, il a fallut du temps. C’est en jouant chez des gens qui sont devenus des amis communs maintenant qu’on s’est rencontré et revu deux ans après et là on s’est dit… tiens… Oui, oui on peut tomber amoureux. Même le comédien. J’ai joué un soir près de Marseille, il y avait un Monsieur qui est consul là-bas, il était très dandy. J’ai commencé les premiers poèmes et j’entendais « Haaaaan… », je ne savais pas trop d’où ça venait. Ensuite j’ai dit un deuxième poème et j’entendais « C’est ça, c’est ça, c’est ça, c’est ça… » Les gens ne se sentaient pas très à l’aise et en fait il m’a donné sa carte à la fin et je suis allé jouer deux fois chez lui dans sa sublime villa marseillaise. Donc on peut avoir un orgasme devant Ronsard aussi.

 

Et avez-vous déjà utilisé un de ces poèmes pour séduire ?

 

Non… enfin, pas en vue de la séduction mais oui c’est déjà arrivé d’être dans l’hyper intimité et tout à coup de mettre ces mots-là et c’était une force… De les chuchoter juste, de les susurrer et de sentir qu’ils arrivaient à dire le désir d’une manière… En peau à peau c’était une force… Ils sont plein de chair ces poèmes, ils sont humides…

 

Quel poème recommanderiez-vous au jeune ou à la jeune amant(e) pour l’aider dans sa quête de volupté ?

 

J’aime beaucoup celui qui me paraît un petit peu jazzy de Jean Auvray que je dis à la fin… On peut le faire même presque en jazz :

 

Ma belle un jour dessus son lit j'approche

Qui me baisant là sous moi frétillait

Et de ses bras mon col entortillait

Comme un Lierre une penchante Roche.

 

Au fort de l'aise et la pâmoison proche

Il me sembla que son oeil se fermait,

Qu'elle était froide et qu'elle s'endormait

Dont courroucé je lui fis ce reproche :

 

Vous dormez donc ! Quoi Madame êtes-vous

Si peu sensible à des plaisirs si doux ?

Lors me jetant une oeillade lascive

 

Elle me dit : Non non mon cher désir

Je ne dors pas mais j'ai si grand plaisir

Que je ne sais si je suis morte ou vive.

 

Un dernier mot ?

 

Tenons le bon bout, continuez.

Entretien à la Cave aux Poètes, Roubaix par Farouk Archaoui

Dessin par Farouk Archaoui aussi.

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