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La Révolution dans Sade

La Révolution dans Sade

    De l’usage des morts, les vivants en ont toujours fait bonne chère. Les corps inertes sont sans cesse livrés en pâture aux jugements de ceux qui restent et de ceux qui suivent. Ainsi en est-il du Marquis de Sade. Bien avant sa mort survenue en 1814, il sera rayé du monde, ses œuvres partiellement publiées. C’est en 1947 que l’on commencera à le réimprimer et à l’admettre dans l’espace littéraire. Sade aura été employé de diverses façons, tantôt par ses détracteurs, tantôt par ceux qui se voulaient être ses amis ; ainsi verra-t-on un Sade révolutionnaire, un Sade précurseur du fascisme italien et allemand, un Sade de la liberté absolue, un Sade victime de tous les pouvoirs. Et toujours Sade réussit à échapper à quiconque veut se l’accaparer pour soi-même. Comme le XXème siècle le traîna de pensée en pensée, le sien déjà, l’étincelant XVIIIème, le traîna de prison en prison : ce fut d’abord celle de Vincennes (1778-1784), puis la Bastille (1784-1789), l’hospice de Charenton (1789-1790), les Madelonnettes, la maison des Carmes, Saint-Lazare et Picpus (1793-1794), Sainte-Pélagie et Bicêtre, enfin de nouveau à Charenton de 1803 jusqu’à sa mort.

 

   Rejeté par les institutions de son temps, à la veille d’un évènement majeur qui allait modifier leur structure organique, comment le Marquis de Sade vécut-il cette traversée du désert où pendant un certain temps plus rien – encore moins les lois, ne retenait les passions d’éclater ? Comment le marquis fit face aux mutineries de son vaisseau embarqué dans la mer capricieuse qu’était la Terreur ? Beaucoup se sont octroyés le Marquis de Sade comme la tête forte, le modèle, l’exemple type de leurs systèmes métaphysiques, philosophiques, psychanalytiques ou encore dialectiques et tous ont butés d’une manière irrévocable sur le bloc d’abîme qu’il représentait et sur l’esprit vertigineux qui entourait son œuvre d’un voile outrageant. Car de vertige, tel est l’effet que produit la lecture de Sade et comme au bord d’un précipice, le lecteur est menacé d’une chute libre dans l’impensable désir que l’homme s’ingénie à éviter, est menacé de la peur de plonger tête la première dans la noirceur qui l’habite et qu’il ne peut, ou ne veut, ni lui faire entendre raison, ni la révéler au grand jour. Autrement dit, la peur de la folie. Mais ce n’est pas une folie clinique, ce serait plutôt la folie de rompre avec la norme que chacun s’inflige et de déraisonner, d’en sortir « malade » pour reprendre le terme de Bataille. La phrase sadienne est là, posée au lecteur, terrible et imperturbable. Car pour Sade, « la philosophie doit tout dire. »

 

   Le problème alors rencontré par ceux qui se sont aventurés dans l’espace de la connaissance sadienne, que ce soit Maurice Blanchot, Jean Paulhan, Pierre Klossowski ou Georges Bataille, est en réalité une négligence. En effet, la composante première du marquis c’est sa solitude ; la pensée sadienne est une pensée profondément solitaire. Et cette solitude n’est-elle pas mise en lumière par le château de Silling dans lequel se déroulent les débauches les plus horribles des quatre libertins des Cent vingt journées de Sodome ? N’est-elle pas cette cellule de la Bastille qui vit naître cette même œuvre, œuvre de rupture avec le monde – le sien comme le nôtre ? J’aimerais le croire. Écoutons-le plutôt : « l’apathie, l’insouciance, le stoïcisme, la solitude de soi-même, voilà le ton où il faut nécessairement monter son âme, si l’on veut être heureux sur terre. »

 

   La Révolution ? Une hypocrisie aveugle. La Terreur ? Une caricature du système sadien. L’athéisme de Sade est un athéisme qui refuse les excuses de la masse révolutionnaire qui, au nom de la liberté, du peuple, de la république, de l’égalité et de la vertu, exerce le crime : celui du roi, celui aussi indissociable de Dieu. Selon Sade, une société qui secoue le joug monarchique « ne peut se maintenir que par le crime parce qu’elle est déjà dans le crime. » En d’autres termes, la Révolution n’est la révolution que pour autant qu’elle est la monarchie en insurrection perpétuelle. Mais voilà en quoi Sade dérange la dynamique révolutionnaire. La révolte du citoyen n’aboutissant pas à l’acceptation d’une nécessité du crime, la république n’admettant pas son bénéfice de l’exercice du Mal, celui-ci, le citoyen, refuse ainsi d’être complice de la révolte du Maître contre Dieu. En réponse, Sade pousse le processus révolutionnaire à son plus haut degré, considérant « la nécessité de faire rendre à l’homme tout le mal qu’il est capable de rendre. » Dans cette logique, une société qui s’est libérée de Dieu par un meurtre devient immorale et le bonheur du peuple sous cette même société serait alors le bonheur individuel. A partir de là, la conscience du Maître, de l’aristocrate sadien, du débauché libertin entretient un rapport de négation avec Dieu et le prochain : cette conscience accuse Dieu d’être le meurtrier originel et l’exercice du Mal auquel elle s’adonne n’est qu’une réponse à tous les maux dont il accable l’humanité ; l’athée nie Dieu, le déiste lave Dieu de tous ses torts, le débauché libertin admet Dieu avec tous ses vices. Le prochain est lui aussi nié au sens où la souffrance dont il est victime est le miroir de l’agression divine : « je suis heureux du mal que je fais aux autres comme Dieu est heureux du mal qu’il me fait. »

 

   A Dieu, Sade lui substitue la Nature, mais pour la récuser également car génératrice du Mal à son tour. La conscience sadiste, comme le soulève Klossowski dans Sade mon prochain, a « d’abord accepté l’existence de Dieu pour le déclarer coupable et tirer parti de sa culpabilité éternelle » et ensuite a « confondu ce Dieu avec une Nature non moins féroce, cela toujours en se plaçant du point de vue des catégories morales. » Car, toujours selon Sade, les catégories morales peuvent être maintenues dans un système où la morale humaine : ne faisons pas à autrui ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fît, se trouve renversée en même temps que la hiérarchie théocratique.

 

   Il y aurait encore plus à dire, que le rapport bourreau/victime est constitutive de la pensée sadienne, justifiée par ce que le débauché libertin trouve sa jouissance dans la mort de l’autre et par cette mort recherche la sienne ; ainsi la Borghèse, l’amie de Juliette : « l’échafaud même serait pour [elle] une volupté », et proposant par là une contre-dialectique hégélienne.

Mais ce qu’il faut retenir maintenant c’est que la conscience révolutionnaire de Sade, s’il en est, est une conscience prise dans un mouvement perpétuel d’insurrection. La Révolution de Sade est une révolution individuelle.

 

 

Un article sadique de Farouk Archaoui 

Une illustration de Mara De La Brochetta

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