top of page

Oui les vrais propagandistes d’un ordre nouveau, les vrais apôtres de la révolution future, future et dialectique, comme de bien entendu, sont les auteurs dits licencieux. Lire des livres érotiques, les faire connaître, les écrire, c’est préparer le monde de demain et frayer la voie à la vraie révolution.

 

B. VIAN, Ecrits pornographiques

 

 

Un jour, examinant l’Etna, dont le sein vomissait des flammes, je désirais être ce volcan.

 

Marquis de Sade, La Nouvelle Justine

 

 

L’imagination est l’aiguillon des plaisirs ; dans ceux de cette espèce, elle règle tout, elle est le mobile de tout ; or, n’est-ce pas par elle que l’on jouit ? n’est-ce pas d’elle que viennent les voluptés les plus piquantes ?

 

Marquis de Sade, La philosophie dans le boudoir

LE VOLCAN

     Un soir d’avril 2013, dans la chambre d’une jeune peintre, je lus les Ecrits pornographiques de Boris Vian. Ce fut, ce me semble, mon premier contact avec la littérature érotique.

     

     Un an plus tard, j’entrai dans le château de Silling avec Les Cent Vingt Journées de Sodome du marquis de Sade. De tous les auteurs érotiques lus entre deux, Sade fut sûrement le plus bouleversant. Le plus troublant. Le plus extraordinaire. Qu’on se le dise, les Cent Vingt Journées est un livre illisible comme l’est d’ailleurs son œuvre érotique, mais aucun, que ce soit La philosophie dans le boudoir ou Justine ou les Malheurs de la vertu, n’égale l’horreur de ce qui fut son premier roman, écrit dans une cellule de la Bastille en 1785. Premier roman certes, et qui mena à son plus haut degré sa façon de penser. Car Sade n’est pas un philosophe, pas plus qu’un penseur de la nature humaine ; il n’a que faire de penser pour les autres. Sade ne propose rien. Il pose la morale et la déroule, l’étire jusqu’à montrer son dysfonctionnement et l’hypocrisie de ses adorateurs. Sade est un atome solitaire, en marge de l’univers révolutionnaire qui était alors le sien et où l’on s’ingéniait, à commencer par les philosophes des Lumières, à penser un nouvel homme.

 

Beaucoup refusent Sade, considérant la criminalité de ses mœurs – criminalité : usons de ce terme avec prudence. A ceux-là je leur dis : et qu’en est-il des lecteurs d’un Céline ? C’est soulever l’éternelle question de savoir distinguer l’homme de l’œuvre, question à laquelle chacun s’arrange avec sa conscience mais qui n’a pas lieu d’être aussi bruyante. Sade, l’homme, a eu ses torts, il est vrai. Sa sexualité l’a conduit à des actes plus ou moins répréhensibles ; enfin, quand arrêterons-nous de faire son procès ? Doit-on relire sa lettre adressée à sa femme dans laquelle il se réclamait libertin mais « je n’ai sûrement pas fait tout ce que j’ai conçu et ne le ferai sûrement jamais. » Doit-on rappeler que le marquis, membre de la section des Piques lors de la Révolution, en fut renvoyé parce que jugé trop modéré ? Doit-on rappeler son indignation quand, à Charenton, une guillotine fut installée sous la fenêtre de sa cellule ? Le meurtre chez Sade ne dépasse jamais la fiction ou alors est posé comme une dénonciation de la violence révolutionnaire : « Sa haine pour la peine de mort n’est d’abord que la haine d’hommes qui croient assez à leur vertu, ou à celle de leur cause, pour oser punir, et définitivement, alors qu’ils sont eux-mêmes criminels. » (Albert Camus, L’homme révolté). Sade, en somme, a voulu rendre à l’homme tout le mal qu’il est capable de rendre.

 

 

     Il est, du reste, étonnant que dans notre époque, qui nous harcèle d’images horribles et de spectacles immoraux par leur cruauté, il est étonnant, dis-je, qu’il existe encore des esprits que le marquis dérange toujours autant. Mais voilà : ce qu’on a jamais pardonné à Sade et qu’on ne pardonne toujours pas, c’est d’avoir représenté l’irreprésentable. Sade est le premier à avoir établi une pensée du corps et à avoir sondé les profondeurs de l’âme humaine. Le corps est la mise en scène de la pensée. L’un ne va pas sans l’autre et entretiennent ensemble une fluctuation que l’écriture représente par un fonctionnement binaire, soit dissertation/orgie. L’acte est une mise en application de la parole comme pensée expérimentale.

 

     Cependant, il est une chose que je vous accorde, c’est qu’il peut être dangereux de lire Sade. Comment alors s’entendre avec l’horreur qui lui est propre ? Il est difficile, quand on le lit, de dépasser son affect de lecteur, il est difficile de dépasser l’état d’empathie ; nous avons tout de même un peu d’humain en nous…

 

     Georges Bataille a écrit à propos des Cent Vingt Journées de Sodome : « Personne à moins de rester sourd, ne sort des 120 Journées que malade ; et le plus malade d’entre tous est celui que la lecture aura énervé sensuellement. » On ne saurait être plus exact.

 

     Mais chaque lecture est un travail et celle de Sade en demande un des plus épuisants. Il faut réussir à dépasser la phrase sadienne et regarder ce qu’il y a derrière, déceler l’invisible sous le visible ; là seulement on s’aperçoit que c’est grandiose. C’est ce paradoxe, l’horreur et le sublime, qui le rend incompréhensible et en même temps immense. S’ouvrir à Sade, c’est s’ouvrir à un « nouveau lieu mental » (Annie Le Brun), c’est découvrir un champ de possibles qui s’étendrait à perte de vue, c’est se retrouver face à une liberté vertigineuse, une liberté des corps, de la pensée et des mots. Entre les lignes souffle un grand vent de liberté, une pensée profondément libre, particulièrement subversive à notre époque où l’on nous assomme de principes moraux et de maximes débilitantes quant à la façon de considérer notre vie. Sade est un allié hors-pair pour la défense de nos libertés.

 

     A une époque aride de fantasmes telle que la nôtre, où tout est visible, connu, où tout est rendu transparent au regard – Transparence ! nouvelle idole aux pieds de laquelle nous sacrifions notre bonheur sur ses autels, Sade est sans conteste la figure de proue des révoltés de notre siècle. Que les jeunes générations qui, à 20 ans, se soulèvent contre les Maîtres, aient en tête cette phrase : « tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. »

 

 

     Peut-être que le meilleur moyen de parler de Sade est de ne pas en parler et de laisser les textes s’exprimer d’eux-mêmes. Le XXème siècle l’a suffisamment épuisé. Laisser parler les textes, au risque de n’être pas compris. Mais l’incompréhension est catégorisant chez Sade : le lire c’est se perdre dans l’inextricable labyrinthe de sa pensée. Et on ne sort jamais indemne de Sade. C’est une éruption. Une décharge. Une jouissance. Un volcan sans cesse en activité.

 

Illustration : Nikibi

Littérature : Farouk Archaoui

bottom of page