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PAS DANS LE CUL AUJOURD’HUI 

et autres micro-pavés de la rentrée littéraire

                                                                                                  lus par François et Farouk

 

   Cette lettre écrite au début des années 60 par l’écrivaine tchèque Jana « Honza » Cerna à l’adresse de son mari Egon Bondy, explore dans son authenticité et toute sa profondeur le corps, l’amour et l’esprit libres, en somme un état absolu d’une liberté revendiquée. 

 

 

   Peu avant le Printemps de Prague, alors que les consciences sont écrasées par l’intégrisme politique de l’après-guerre, Jana Cerna, à contre-courant, nous offre le loisir de jouir de sa propre existence. La pensée de Jana Cerna est une pensée follement vivante, débordante d’insoumission, volontairement sourde à l’insipide Morale. Son refus du conformisme (elle a été plusieurs fois mariée, a exercé plusieurs emplois…), son refus de tout académisme : « le vrai charlatanisme ce sont ces écoles à produire des philosophes diplômés […] Je ne crois pas et je ne croirai sans doute jamais qu’en philosophie on puisse parvenir où que ce soit à pied sec, en suivant la voie de l’érudition, de l’instruction policée. », son exaltation de la liberté individuelle sortie de tout carcan social, fait de Jana Cerna une femme radicalement neuve, qui peine à trouver son écho dans notre propre modernité où l’amour vrai se résume à quelques exubérances affectives.

 

   

   Pas dans le cul aujourd’hui est d’une écriture fluide, sincère, qui va d’elle-même, qui nous entraîne d’une dissertation philosophico-poétique à un érotisme cru, fort, presque visuel. Pour ensuite retrouver l’accalmie des sentiments, des corps reposés. Jana Cerna ne se cache pas de son désir, elle s’en réjouit, le proclame, l’écrit sans détour. Le désir est chez elle, pris dans un mouvement de va et vient allant de la tête au corps et du corps à la tête (ce qui n’est pas sans rappeler le fonctionnement binaire de Sade : dissertation/orgie. Est-ce alors un hasard que ce texte refasse irruption en cette année de bicentenaire du marquis?), ne se réduisant pas ainsi au simple rapport sexuel. C’est tout l’autre – ici Egon Bondy, qui est objet de désir : « comprends-moi bien mon chéri, tout cela est inséparablement lié, le fait que je t’aime et que je veuille coucher avec toi est lié à ma passion pour ton travail. Il est vraiment difficile de faire la part entre l’excitation due à ton corps que je connais si intimement, et celle qui vient de n’importe laquelle de nos discussions. C’est vraiment difficile : quand je suis au lit avec toi, je peux parler philosophie, et quand on en parle à table, ma chatte peut se tenir au garde-à-vous, car on ne peut pas séparer les choses et les abstraire l’une de l’autre. Je veux passer des heures à bavasser pour pouvoir coucher avec toi et je veux baiser avec toi pour parvenir à ces heures de discussion, je veux, non, il me faut, savoir que même cette baise et ces heures passées à bavasser ont un lien avec ton travail, tout cela n’aurait aucun sens si ce lien n’était pas aussi étroit et serré et imbriqué que je me le figure. »

 

 

   Enfin, Jana Cerna nous gratifie d’une belle leçon : elle nous apprend à reconnaître l’orgasme de l’existence. 

 

                                           Farouk Archaoui

   Où est la lascivité aujourd'hui ? Quelques éléments de réflexion à partir de publications de cette rentrée littéraire.

 

 

   La lascivité, prise dans sa définition générale, a gagné. Ce penchant pour le plaisir amoureux, sans les encombrants sentiments, a vécu son explosion sociale dans des années où tout semblait possible, politiquement, physiquement, humainement. La lascivité a tellement gagné qu'appliquée à la publicité, elle peut autant inciter à acheter des yaourts qu'une nouvelle assurance, des voitures ou des barils de lessive. Alors quoi ? Qu'est donc cette victoire, si le plaisir illustré ici est à ce point devenu quotidien, habituel, reproduit à l'envie en panneaux publicitaires de quatre mètres par trois bornant nos horizons d'une scansion lasse ?

 

 

  Quelques livres de la rentrée littéraire sont les marques du triomphe du plaisir passé du rang de subversion à celui de produit de consommation. Aux éditions Actes Sud, Boris Le Roy sort un roman explicite jusque dans son titre. Du Sexe est un texte qui mêle politique, mathématique, et désir. La conquête des voix autant que des corps se fait dans un amalgame qui perd peu à peu son sens et sa beauté. Où, en tout cas, l'amour revient à des considérations plus basiques, "une fascination pour un autre soi, idéal, qu'on croit avoir enfin trouvé, et qui devient ensuite un simple attachement dont les causes du succès sont, la plupart du temps, aux antipodes de l'idéal du départ". Le roman montre cette part d'ombre également dans le jeu politique. Les noblesses de ses deux combats s'enlaidissent dans leurs exercices actuels et cette "obsession à conquérir ce qui est inaccessible et qui, une fois obtenu, perd aussitôt de son intérêt". Le plaisir n'est donc plus que celui de la conquête, et la relation à l'autre la recherche permanente d'un désir à ressuciter. Dans ce roman, les plaisirs de la chair sont réduits à leur animalité, cette part à la dérive de notre commune humanité, radeau de la Méduse dérivant sur nos égarements contemporains.

 

 

   C'est encore plus évident chez Ismaël Jude, et son Dancing with myself (Verticales). Perdu dans ses émois érotiques, le narrateur découvre l'ampleur de ses désirs et de ses obsessions. On le suit jeune adolescent grandissant à la campagne, à côté et dans le dancing familial où les corps se dénudent sans plus de cérémonie, entre deux bières, dans les toilettes ou les couloirs sales. Ses questions sur les femmes, leurs spécificités, leurs secrets, leurs attraits, leurs atours, virent carrément à l'obsession quand, en grandissant, il se retrouve à Paris dans un univers féminin. Voyeurisme, exhibition, soumission, domination – ses penchants poussés à l'extrême par un narrateur qui se perd dans un monde où tout semble sexuel, mais où il semble difficile de franchir les limites du cerveau. "Le jeu érotique se limite pour moi à regarer, effleurer, humer, collectionner les dépouiles de corps désirés, à les ranger dans le grand classeur de ma mémoire. Je suis un animal qui vit dans les souvenirs". Là encore, la relation à l'autre est avant tout une relation à soi, l'autre servant finalement de miroir à ses pulsions et à ses frustrations. Une descente aux enfers du désir qui vire à la délinquance sexuelle.

 

 

   Ces deux textes, qui ne résument pas à eux seuls bien sûr toutes les sorties sur le sujet dans cette rentrée littéraire composée de plus de 650 romans, montrent néanmoins un même égarement dans cette société du plaisir qui a vécu sa révolution lascive pour se retrouver finalement un peu perdue, une gueule de lendemain de cuite, avec des pulsions qui semblent tellement faciles à assouvir qu'elles en deviennent absurdes. La subversion n'a plus de sens dès lors qu'elle devient habituelle, voire attendue. On est loin des génies divins à la Guillaume Dustan ; on est dans un monde où règne la morgue de Houellebecq et ses épigones. La révolution a fini son tour sur elle-même, revenant à un point proche de celui du départ. Dès lors, les tentatives réactionnaires ont beau jeu de grandir. Le mariage revient en force, les manifestations contre tous ont fait le plein ; de l'orgie à l'intolérance, tout n'est-il que reproduction du même cycle ?

 

 

   Peut-être que la clé se trouve dans ce roman de François Roux, Le Bonheur National Brut (Albin Michel) ? Et dans ce constat qui clot le roman : 

"Nous avons grandi dans un monde où la moindre des certitudes a cédé du terrain. Un monde qui s'est pris à son propre piège, en faisant exploser avec détermination et arrogance les limites qu'il affirmait s'être fixées. Un monde qui a négligé de se fabriquer un idéal de nation et privilégié l'intérêt particulier au détriment de l'intérêt de tous. Nous sommes bien sûr les fossoyeurs des Trente Glorieuses, les enfants de la crise, du chômage, de la surconsommation, de la mondialisation, de la croissance molle, de l'argent roi soudain devenu argent fou, mais nous sommes, avant tout, les enfants du doute et de l’incertitude. Depuis trente ans, nous naviguons à vue, perplexes, indécis, vers un but que ce monde, lui-même déboussolé, nous a clairement désigné en le survendant : être heureux malgré tout et - son corollaire - réussir sa vie. C'est en tout cas ce que l'on n'a cessé de nous refourguer, partout et en tout lieu : le concept de bonheur. Le bonheur comme un indice de notre succès ou un curseur établissant la limite de notre prospérité, le bonheur comme une marchandise, un vulgaire bien matériel que l'on pourrait se procurer à force de volonté, d'argent ou d'efforts, la jouissance des biens apparaissant comme très largement supérieure à l'impatience et à l'ardeur pour les obtenir".

 

 

   La lascivité, comme rapport à l'autre et au monde ; comment la réenchanter, et donc, les réenchanter ? Comment retrouver ce plaisir dans ce désir, et réciproquement, en évacuant cet encombrant fardeau, le nécessaire bonheur, et cet autre, la volonté de jouissance immédiate, l'illusion de la consommation ? 

La clé, à nouveau peut-être dans le livre de François Roux : "J'ai soudain envie de ne plus rien prendre au sérieux, et surtout pas le fait de me sentir heureux. D'ailleurs, par son étymologie, le mot "bonheur" ne se rapproche-t-il pas d'"augure", lui même assez voisin du mot "chance"? Dès lors, comment pourrions-nous faire du bonheur une affaire d'importance s'il est effectivement le fruit du hasard ou de la superstition ? C'est certain, le bonheur n'est pas du tout une affaire sérieuse. C'est même, j'en suis convaincu, la seule chose au monde que l'on devrait prendre à la légère". 

 

 

   Redonner du sens à notre légèreté, à notre rapport au monde ; peut-être la clé d'une nouvelle révolution lascive.

 

François ANNYCKE

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