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PLAIDOYER à l'INTENTION DE LA JEUNESSE DU 22ème SIECLE

     Je ne suis plus en phase avec mon époque. Aussi, vous me pardonnerez les trois premiers mots de mon introduction.

 

     De mon temps existaient déjà des personnes aussi vieilles que moi, non seulement c'était très rare, mais contrairement à demain, ces gens dont la longévité était alors considérée comme extraordinaire ne pouvaient faire autrement que de considérer leur vie avec un pied dans la tombe. Lorsqu'un siècle entier passe sous vos yeux, que votre corps ne répond plus à vos attentes, que votre esprit vous hante, devenir seul et sans repos rend difficile la tâche de trouver du sens au temps restant sur Terre. Aussi nous autres centenaires étions autrefois supposés nous préparer raisonnablement à accueillir la mort.

Pourtant aujourd'hui, c'est mon âme qui vient prévenir l'avènement d'un nouveau siècle. Les sceptiques laisseront entendre qu'il n'y a rien de pire qu'un ancêtre pour critiquer le futur, mais rassurez-vous, je ne viens pas avec un plateau garni de sermons et d’ingratitude, je ne viens pas desservir l'amertume et la culpabilité générale quant à l'état de notre monde, la recette de ce maigre régime est connue.

 

     Quoi qu'il en soit la race culturelle de la planète bleue en a presque terminé avec cette dernière. Il aura fallu moins de trois siècles d'exploitation intensive pour définitivement enterrer l'étoile qui nous a mis au monde. Sale race, il y a quelques décennies on déplorait déjà l'absence de nourriture vierge de la main de l'homme mais vous conviendrez aisément que ces soucis d'assiette ne sont que bagatelle à comparer aux désastres que nous avons cultivés. Le problème écologique, aussi compliqué qu'il parait, sera réglé un jour ou l'autre par l'abandon simple et total de cette grosse pierre friable et des faibles microbes qui continueront malgré eux de l'habiter. Enfin, les élus pourront bientôt s'installer sur un nouveau saphir.

 

     Si vous pouvez me lire, il y a de fortes chances que vous fassiez partie de ceux qui survivront au naufrage, comme moi, vous ressentirez l'hypocrite honte. Mais rien de véritablement grave, la solution verte n'est qu'une vieille légende et qui plus est n'intéresse plus personne. Nous saurons très bientôt donner la date du départ vers notre nouveau foyer, sinon celle des funérailles du caillou. L'espace infini à toujours véhiculé de nombreux rêves, vous conviendrez bien en revanche que le ciel terrestre et son eau trouble nous fait le même effet que de vieilles images sur un poste de télévision.

 

    Que l'univers devienne le nouveau supermarché de l'être humain du futur, immortel s'il en est. L'espérance de vie, cette simple estimation optimiste du temps restant d'un être vivant, devrait changer de dénomination dans les temps à venir. En effet, les conséquences de la récente vague de vieillards, dans laquelle je ne suis qu'une goutte sèche, ne peuvent être mesurées à notre échelle. Et il s'extasie lorsqu'il fait une grande découverte et son orgueil devient démesuré : point de remise en question chez celui qui change le monde, tous suivront, obligés, la course au progrès, même et surtout ceux qui sont lents d'esprit. Le nucléaire ou la modification génétique sont de bons exemples de merveilles progressistes auxquelles nous n'avons pas appliqué la prudence de les voir à long terme. Tenez-vous quiet, même la précaution est sur le point de devenir inutile alors que la médecine a tout changé.

 

     Je vais sur mes cent huit ans et mon état de santé mentale et physique ne s'est pas dégradé depuis presque cinquante ans. Hormis quelques somnolences, je n'ai ressenti aucun des effets secondaires du traitement que j'ai reçu et à ce jour, personne ne sait si les autres patients et moi, sommes voués à mourir. L'homme est en passe de vaincre sa plus grande peur : le néant.

Sans mort, plus de malheur, n'est-ce pas là sombre naïveté ? Il apparaît aussi légitime de convoiter l'immortalité que d'avoir peur de la mort, mais songeons-y d'un point de vue pratique : oublions un instant la population croissante/vieillissante, qu'adviendra-t-il de l'humanité quand l'individu n'aura plus besoin de descendance pour perdurer ?

 

     Je vais peut-être trop vite en besogne en parlant d'immortalité, il est vrai que plusieurs patients sont morts de vieillesse depuis le début de ces expériences, mais il n'est plus question désormais d'exclure que la mort est amenée à disparaître. Adieu l'espérance de vie, l'espoir de vivre, la mort réservée aux pauvres et aux mal-nés.

 

     Il y a un siècle, on disait des personnes nées plus ou moins en même temps que moi qu'elles faisaient partie de la génération Y. La première flopée d'enfants à grandir dans un monde où la technologie du loisir est ancrée dans la civilisation. Ces mêmes enfants qui finirent d'installer l'écart de richesse à l'origine de la division de notre espèce. La mascarade est ignoble, les exploités n'ont plus rien d'humain mais font quand même partie de l'humanité, ne serait-ce que pour servir les exploitants. Contrairement aux grecs de l'Antiquité, nos esclaves ne sont pas le compromis d'une vie vouée au bon fonctionnement de la société ou encore à la quête philosophique, mais bel et bien un prix dérisoire à payer pour vivre dans une ataraxie stupide et gavée de divertissements. Rien de nouveau sous le soleil et ce n'est pas en lisant ceci que la culpabilité naîtra en vous. Le désintérêt de notre espèce pour la réalité est trop important pour que quiconque s'offusque à propos de quelque chose qui ne les concerne pas directement.

 

     Si le « Y » imageait le fil de l'écouteur sur le torse, on sait aujourd'hui qu'il aurait été préférable qu'il symbolise un bâton de sourcier. Vous savez comme moi que le réel est ennuyeux, contraignant, c'est pourquoi le soda est moins cher que l'eau potable. Les publicitaires nous font rêver, et les boissons sucrées sont si confortables pour s'évader dans un jeu en vidéo ou se laisser couler sur internet. Il n'y a plus de questions à se poser quand on peut vivre n'importe quoi à travers un écran. Pourquoi avoir peur puisque rien ne peut nous arriver ? Le virtuel est une altération de l'esprit au même titre que l'alcool ou d'autres drogues récréatives, peu importe à l'être humain que le monde titube, que la planète bleue se grise.

 

     Tant pis, car c'est la paix qui a tué notre astre, plus de guerre, plus de mort. Plus ou moins. Plus du tout. La grande catastrophe humanitaire n'est pas le matricide mais le refus d'exister. Avec la disparition de la mort se confirmera la fin de la peur, celle-ci même qui est à l'origine de toute action. Peur pour notre intérêt, ton heure a sonné ! Nous ne laisserons plus de traces derrière nous car il n'y aura pas d'après, plus de nouveaux-nés à venir. La race humaine va se rétracter en une organisation contingente de jouisseurs éternels qui finira par perdre goût à tout. Peut-être qu'il n'y aura alors plus de mortels pour les servir.

 

     Aussi je vous en conjure, vous qui m'avez lu jusqu'ici, vous autres qui posez seulement votre regard sur mon papier, peu importe la planète d'où vous venez, mortels ou non, contemporains ou encore lointain lecteur qui n'a peut-être jamais connu la couleur bleue, embrassez vos peurs, tremblez de fierté en pensant à votre mort, car elle est l'apogée de la vie.

 

     Je suis toujours à la recherche d'une cause à laquelle dévouer le reste de mon existence, plutôt finir exhibitionniste que voyeur.

 

 

 

 

 

Un texte d'Arthus Chambon

Une Illustration de Yoann Kim

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