top of page

Interview Sans Les Questions

Alfonse Dagada

   J'aime la manière dont certains vêtements re-dessinent les corps. Les jeans comportent plein d'éléments graphiques comme les coutures, les poches, les passants pour la ceinture, les pièces métalliques, la fermeture éclair, les boutons. Quand le jeans épouse au plus près le galbe des fesses qu'il re-dessine, j'ai l'impression que c'est comme une seconde peau. C'est comme si la chair était contenue par cette toile robuste et sous tension et qu'elle ne demandait qu'à sortir. Les deux poches arrière portées sur des fesses rebondies ont quelque chose de particulièrement troublant pour moi (présence autonome du cul qui se trouve ainsi quasi habité par un regard). La lingerie pour peu qu'elle ne soit pas trop caricaturalement destinées à exciter (comme peut l'être par exemple la lingerie que l'on trouve dans les sex shop) exerce également sur moi une certaine fascination. Là encore, la lingerie dessine, sculpte, structure graphiquement la chair et elle adhère au corps presque comme un élément organique. J'aime la façon dont un string, un soutien-gorge ou toute autre pièce portée au plus près du corps forment avec lui une nouvelle entité hybride mi-organique mi-artificielle. La nudité en tant que telle n'est pas forcément très excitante sauf lorsqu'elle joue avec les matières : un torse nu sous un pull ample par exemple. Que le vêtement ne soit pas porté délibérément avec l'intention de séduire, qu'il soit un peu "casual" me plaît particulièrement. J'aime l'idée que ce vêtement puisse être porté dans des contextes où le sexe serait totalement déplacé, inconvenant. C'est la raison pour laquelle tous les vêtements supposés être excitants qui rappellent un peu trop l'univers clos du sex-shop, du club libertin ou du film Marc Dorcel ne suscitent pas forcément chez moi de grands émois ! Le désir fait irruption comme une brèche dans le quotidien, il surgit, jaillit presque par surprise. Malheureusement le sexe a tendance à devenir une injonction sociétale et certains vêtements en sont l'expression. 
 

   Je travaille en partie avec mes propres désirs - mais en partie seulement. Ma pratique qui ne relève pas de "l'illustration" puisque l'image n'est jamais inféodée à une narration quelconque comporte sa propre logique. Elle a une autonomie par rapport à l'être désirant que je suis. Il arrive aussi que ce travail sur l'image fasse évoluer mes fantasmes, cet engagement dans une pratique finit par "me" travailler. Et la façon dont le travail plastique tend à remodeler mes propres représentations transforme cette pratique en une véritable aventure. Je fabrique des images d'images. Je conduis ainsi une sorte de méditation sur les ressorts pulsionnelles des images médiatiques. En dessinant de façon gestuelle et spontanée (c'est-à-dire avec le corps) d'après des images numériques vues sur des écrans, je produis une mise à distance. Je m'écarte de la mécanique industrielle hystérique et nihiliste qui prévaut aujourd'hui dans la production et la diffusion de la pornographie pour m'attacher à cultiver la singularité de mes fantasmes. Je mène un combat presque philosophique pour un désir "handmade" adapté à notre monde post-industriel ! Tous ces acteurs porno body-buildés, dopés à la testostérone, qui baisent comme Terminator des poupées siliconées, c'est l'expression un peu grotesque d'une sorte de pulsion sexuelle radicalisée par une industrie médiatique à bout de souffle. Fondamentalement, mes dessins expriment une prise de position par rapport au monde qui relève à la fois de l'intuition, du sensoriel et de la réflexion intellectuelle. 
 

   J'ai commencé la série "porn studies" en 2015. Cette série marque un retour à la pornographie et un réinvestissement du personnage d'Alfonse Dagada, l'artiste fictif à l'oeuvre derrière ce travail, après une longue séquence "cute" et pittoresque qui caractérisent le travail de Paul Martin, un artiste qui célèbre l'imagerie du calendrier des postes. La pornographie a ressurgi de façon très spontanée à travers cette série très abondante des "porn studies" comme un désir impérieux, un flux de dessins. Malgré tout, les dessins sont marqués par l'expérience Paul Martin, l'obsédé du "cute". Les petits formats (voire très petits), l'utilisation du crayon de couleur créent un univers plutôt intimiste. Certaines images sont très crues - il est vrai - mais en même temps d'autres se rapprochent d'une imagerie de roman photo (à laquelle Tumblr donne une seconde vie d'ailleurs). On ressent à certains moments l'urgence d'un puissant désir qu'exprime avec force la vigueur du trait. Dans d'autres dessins, le crayon de couleur sait aussi se faire plus caressant. Le traitement est loin d'être uniforme. Et ce sont toujours les images qui donnent l'envie de dessiner. J'ai maintenant suffisamment d'expérience pour savoir en regardant l'image si elle fera un bon dessin ou pas. J'arrive à me projeter dans l'image à venir. C'est pour cette raison que je dis que ma pratique obéit à sa propre logique - qui est une logique graphique - et en cela, elle m'échappe pour partie. 

Porn Studies

 une œuvre d'Alfonse, Paul et les autres...

 

                     propos recueillis par Charly Lazer

bottom of page