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PASSION BALKANIQUE

Une nouvelle de

Charly Lazer

illustrée par

Loup Blaster

   Par-dessus l’écran d’ordinateur, Je la regarde dévorer son petit-déjeuner. Tartines à la fraise trempées dans du lait tiède. Elle se tourne vers moi, tente de planquer un léger sourire qui se dessine sous son duvet blanc. Je lui dis, peut-être un peu fort mais en plusieurs phrases, pourquoi nous avons fait ça. Elle me regarde l’air hébété, muette comme une carpe. Mon coloc vient de rentrer, et ce faisant l’a fait sursauter ce qui a eu pour conséquence qu’elle a renversé ce qui restait dans son bol. Je me suis précipité, jeté sur elle pour l’aider à ôter son t-shirt trempé avant de me diriger vers l’évier pour y récupérer une éponge usée. Moi à genoux, aspirant le liquide blanc sur le carrelage, la petite slave figée dans un coin, se cachant les seins, et tenant de l’autre main son t-shirt qui goutte toujours, voilà le tableau lorsqu’Arthur pénètre dans la salle de séjour. Il se met à rire, elle l’imite aussitôt. Il enlève son t-shirt et le tend à Polina qui le saisit à deux mains pour l’enfiler. Je lève les yeux vers elle, l’espace d’un instant.

   Notre intention première n’était pas loyale. L’histoire, c’est que nous avions vu cette fille à la télé, on recevait le câble dans le quartier. Mais aucune chaîne ne nous plaisait tant que celles que personne ne regardait jamais. C’est sur une de ces chaînes, un après-midi où il faisait trop beau pour sortir et qu’il me fallait faire des efforts pour rester blanc, que j’ai vu son visage effrayé qui me regardait et semblait me supplier de prendre une caisse, griller tous les feux pour venir la sauver de l’incendie qui la ravageait de l’intérieur.  Elle était tombée sur le mauvais numéro où comme le disaient IAM, pas née sous la bonne étoile. En tout cas, au départ, ses yeux de biche égarée ne m’avaient pas brisé le cœur. J’en avais marre de ranger, faire le ménage, le carrelage blanc de la salle de bains était gris bordel, et le mont de vaisselle me rappelait les terrils où un jour un homme très poilu, dérangé et sans pudeur était venu s’exhiber avant de comprendre qu’il n’était pas immortel. Disons qu’il était descendu plus vite qu’il était monté et qu’avec mes potes, on avait eu un mal de chien à retrouver ses bijoux de famille. J’ai crié le nom de mon coloc qui a rappliqué de sa chambre. Nous nous sommes regardés et simultanément nous étions d’accord sur le fait que cette fille avait tout à y gagner. Si on la prenait avec nous. Si on lui proposait de nous suivre et de vivre ici avec nous jusqu’à ce qu’elle ait un laisser-passer. Nous pouvions la sauver. Et nous, ici, nous n’avions besoin de rien sauf d’une fille désespérée.

   Quand nous sommes arrivés à proximité de l’endroit où elle vivait (je revois son visage au bord du suicide dans le téléviseur), nous avons enfilé nos beaux souliers, de ceux que les gens portent pour les enterrements et les mondanités. Nous les avions récupérés chez un pote balaise en Géographie qui avait réussi à repérer le lieu, précisément, en se repassant cet épisode de Striptease en boucle tout l’après-midi. Il avait sorti ces quatre pompes en cuir, et deux costards cintrés dans lesquels ils nous trouvaient fringants et à son goût, avant de refuser notre invitation. Mon coloc se coiffait dans le rétro, le tout bien en arrière. Je l’avais imité, mais sur moi ça rendait beaucoup moins bien. On a attendu là, avec une bouteille de Poliakov. On faisait des plans sur la comète. Et l’astéroïde est sortie de cette vieillie bâtisse toute grise, toute triste à l’image de la galaxie. Elle marchait péniblement dans du caoutchouc vert et des cheveux lui collaient au visage. Elle avançait comme un zombie vers une espèce d’entrepôt qui fumait, on y brûlait probablement du foin. Nos portières se sont ouvertes simultanément, nos pas cadencés, nos têtes fières et levées, le vent dans nos cheveux imperturbables, brillants de pento, tout ça me faisait penser à un clip, mais je ne sus plus lequel. Sur le coup, j’ai eu l’impression que tout allait s’arrêter, mais j’aimais trop cette sensation de métamorphose, comme si je devenais un personnage fictif. Nous l’avons agrippé et puis nous avons compris que c’était nos trois vies que nous révolutionnions, toutes au même moment.

   Polina ne pipa mot. Mon coloc, lui, roulait à fond ; il imaginait peut-être des pauvres types, nous rattrapant sur des pickups, armés de pelles, de fourches et de râteaux ; la phobie du râteau. Un après-midi où je rentrais du taf, ils étaient dans le canap, ils s’étaient faits des crêpes qu’ils avaient tartinées de pâte de spéculoos. Elle m’en tendit une avec le sourire auquel je finissais de m’habituer. Elle portait des fringues qu’on lui avait achetées dès qu’on avait compris un truc fondamental : Après tout, le langage seul permet le mensonge et la vérité, et elle pouvait nous cacher bien des sentiments, nous n’avions que la confiance pour notre salut.

   Je m’étais achevé devant la télé, extirpé de mon sommeil par le menu du dvd, j’ai rampé jusqu’au pieu pour l’entendre épouser les coups de bassin de mon coloc. Des râles, coups de marteau, passion balkanique contre le parquet.

   Le lendemain, il nettoyait l’habitacle, les bottes de Polina avaient laissé des bouts de terroir plein la moquette, c’était aussi un moyen d’oublier l’enlèvement, tourner la page, effacer l’évidence. Je le regardais, debout, à travers le rideau, quand elle descendit, à peine vêtue, se faire couler un verre d’eau, elle fit mine de s’attaquer à la vaisselle, je lui fis comprendre de ne rien en faire et je lui mis un disque que j’espérais qu’elle aimerait.

Un peu plus tard, je changeais mes draps, me déshabillais et m’y glissais.

   Nous lui avions préparé une petite chambre à la hâte, dans un coin du salon. Mais elle se plut davantage dans celle de mon coloc. Jamais, je n’avais parlé d’elle. Seulement à ma meilleure amie qui est venue diner. J’ai fait les présentations, un petit son est sorti de la gorge de Polina. En mangeant, elle ne se fit pas prier et balança son désaveu jusque sur mes légumes frais. On agissait égoïstement. Je lui ai dit qu’ils l’avaient fait et elle s’est mise en colère. Polina semblait gênée, j’ajoutais qu’ils l’avaient fait plusieurs fois. Ce que je retins c’est que si elle avait fait ça de son plein gré, en apparence, c’était du sexe semi forcé, semi rémunéré. Après lui avoir demandé de se taire, elle me jura de garder le secret en crachant des poussières de cheesecake dans son assiette. Elle me fit une bise et partit plonger le cœur de son plan-cul-du-moment au four crématoire. Polina avait l’air de s’ennuyer et moi aussi, je tournais en rond. Tellement que j’aurais pu débouler avec la boîte de Cluedo, mais ça aurait été galère, alors j’entrepris de lui enseigner la langue de Molière. Elle finit la tête reposant sur mes genoux, son oreille suçant les vers d’Apollinaire.

   Ses cheveux blond vénitien lâchés en chute libre, nous montâmes. Je la posai délicatement et la recouvris. Elle se tortilla en frissonnant. Elle s’enfonçait et je déboutonnais mon jeans dans le noir. Je me couchais à ses côtés, tous les soirs. Mon coloc rentrait le dimanche, de vacances entre potes qu’il n’avait pu annuler.

   Ce matin, alors que les rayons du soleil tentaient de se faire une place dans mes draps, mon coloc se recroquevillait seul dans les volutes de notre canapé. Je l’entendais et je compris la porte de chambre ouverte. J’aurais voulu l’étreindre et lui dire que tout irait mieux quand il comprendrait qu’il a un cœur, ça m’a déjà sauvé une fois. Je ne sais pas ce que j’ai gardé avec moi au fond de ce lit. Je repensais à ce que j’ai ressenti dans la cuisine, le premier matin, aux premières lueurs du dernier.

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