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Partie 1

Crash Futur, écrit par Lola Bazin

 

J'ai poussé la grande porte en verre et je suis entrée dans la boutique de voitures électriques deluxe. Une voiture modèle était garée en diagonale et le reste rayonnait depuis elle. Les prix étaient affichés en dollar et pas une âme dans le magasin pour me tenir compagnie. La carrosserie de la voiture était blanche et nacrée.

Je la caressais du bout des doigts quand j'ai senti une présence derrière moi. Le garçon était grand, il avait l'allure d'un golfeur amateur, les cheveux très propres et bien arrangés. A vrai dire, il ressemblait beaucoup à Ballard du Crash de Cronenberg.

Là, on a commencé à parler de voitures et de futur. J'étais dans l'antichambre du monde de demain, Ballard a les clés et il m'a expliqué. Son ton était calme et patient. Je le fixais droit dans les yeux et j'écoutais passionnément sa science-fiction. Leurs voitures nacrées sillonnent les routes du monde conduites par de riches propriétaires. Des capteurs supersensibles enregistrent ces routes, leur texture, leur largeur, leur virage et leur vitesse. La méga base de données alimentée par ces super-drivers électriques va bientôt faire tendre ces voitures vers l'autonomie complète et quand les routes du monde auront été cartographiées, on y roulera sans les mains. C'est ça le futur d'après Ballard, la route sans y toucher. Ses mains bougeaient, jointes et disjointes, il parlait comme un commercial mais je savais qu'il me racontait une histoire et qu'il ne voulait rien me vendre, seulement me donner envie du futur. Je commençais à me demander : si on ne conduit plus nos voitures, cela a-t-il encore du sens de les posséder ? En parfait visionnaire, Ballard anticipait mes questions, il me lisait entièrement. "Bien sûr, si nous ne les conduisons plus, c'est la propriété même qui est remise en question". Plus responsables, plus propriétaires, d'après Ballard, on pourrait avoir une voiture différente pour chaque jour de la semaine et ne jamais les emmener au carwash.

"Tenez, moi hier j'étais sur la route toute la journée, au volant de cette voiture blanche et nacrée". Il montrait de la main la voiture derrière moi, je me retournais quelques secondes et parcourais la silhouette avec un regard attendri. J'imaginais Ballard une main sur le volant, le coude sur la portière et les cheveux couleur paille au vent, comme ils sont doux ça devait être joli, et j'imaginais le bolide blanc, nacré filant sur des routes droites entre des lignes jaunes, j'imaginais assez bien le ciel aussi, toujours le même ciel dramatique de là-bas. Le tableau de la voiture de nacre sur ce ciel bien lourd m'a beaucoup plu. Je me suis retournée doucement vers Ballard, je crois qu'il pensait à la même chose que moi. Il a passé une main dans ses cheveux.

"Vous savez, dans ces voitures, on est plus conscient de l'énergie que l'on consomme, on ne peut pas les brancher partout et, pour que la route soit longue, on est attentif au chargement de la batterie. On respecte les limitations, on ne fait pas d'accélérations brutales, pas de dérapage, on éteint le moteur au feu rouge, on ouvre moins les fenêtres, pas trop de clim. On est moins agressif. Vous voyez?" Moi je voyais moyen, je trouvais que ça n'avait pas trop de sens de perpétuer le modèle de la voiture pour en faire un outil raisonnable. Ballard n'était pas convaincu non plus. Il est resté silencieux quelques secondes en regardant la voiture nacrée par dessus mon épaule. "Bon, c'est vrai que conduire c'est chouette, alors peut-être que dans le futur on aura des kartings grandeur nature et on pourra faire rouler nos bolides à toute vitesse". Quand on roule vite, la menace du crash ne suffit pas à nous faire ralentir si la fureur nous tient, alors pourquoi la conscience de la batterie le ferait?

 

Vas-y Ballard, maintenant parle moi de voitures qui crashent. Tant que l'on tient le volant et que l'on a les pieds sur les pédales, on maîtrise et prend le risque de la déraison, alors que se passe-t-il si ces voitures raisonnables et autonomes se conduisent toutes seules? Nous ne les possédons plus et elles nous transportent à leur vitesse croisière, nous ne mettons plus les mains sur le volant qu'il est parfois si chouette de caresser avant de se mettre en route, nous n'avons plus de raison de jeter des regards dans le rétroviseur et de croiser celui du passager arrière qui est cool, nous ne pouvons plus nous stopper sauvagement sur le bas côté pour regarder les étoiles assis sur le capot, nous n'avons plus la fureur dans les yeux, le bonheur dans les pieds, la vie entre nos mains, alors comment ces voitures se crashent?

Ballard maintenant me parle de philosophie, il s'emballe parce qu'il n'a pas de réponse à ses questions. "Vous voyez, aujourd'hui, on se demande comment les voitures réagissent dans des situations complexes. En cas de crash inévitable de cause humaine, s'il y a des piétons sur la route par exemple, que fait la voiture si elle a la possibilité de sauver des humains du crash? Qui sauve-t-elle et pourquoi?". Entre temps, deux hommes d'affaire chinois sont venus admirer la voiture modèle. Ils en ont fait le tour, l'ont caressée, s'y sont assis. Incapables d'attirer l'attention de Ballard, ils sont repartis.

 

 

Ballard est calme, il arrive à imaginer le monde des voitures autonomes, il imagine bien son circuit de karting où il pourra faire du speed racing avec son véhicule blanc et nacré, oui il en rêve. Là, il sera agressif, il donnera tout parce qu'il s'imagine aussi qu'il sera calme en toute autre circonstance. Il se laissera mener sur les routes du monde comme on se laisse mener entre Saint-Philibert et Eurotéléport dans le métro bleuté et autonome de Lille. J'ai salué Ballard d'un geste de tête, j'ai reculé de quelques pas pour me rapprocher de la voiture, j'ai fait lentement demi tour, j'ai regardé l'intérieur, touché le cuir des sièges, j'ai pressé ma main sur la carlingue et j'ai ainsi fait le tour de la voiture. Puis j'ai repoussé la grande porte en verre et je suis sortie en pensant au futur et à Ballard.

Partie 2

Consumés ou comment avoir un peu de “Cronenberg” entre les doigts, écrit par Honorine Poisson

 

 

Les corps en mouvement comme des matières fluides se mélangeant aux écrans, aux décors, aux outils… Des corps enveloppés par la fumée et l’obscurité malsaine d’une chambre ou d’une voiture luxueuse sur le point de se tordre en plein vol.
C’est avec ces souvenirs si marquants que j’entrepris la lecture du premier roman de David Cronenberg. Réalisateur aux films purs et obsédants.
À la lecture de la quatrième de couverture tout y est: le sexe, la mutilation, le cannibalisme, la chirurgie et la technologie. En somme, Monsieur Cronenberg replonge dans ses vieux amours qu’il avait laissé aux années 90 - avec notamment cet incroyable dernier opus Existenz - pour travailler sur des films plus lisses et moins angoissés.

 

 

Honnêtement, il est difficile de vous exposer un pitch tant l’intrigue est foutraque... 
Naomie et Nathan, tous deux photojournalistes, amants libres et concurrents professionnels, arpentent le globe à la recherche de sordides scandales. Naomie couvre l’affaire d’un ancien professeur de philosophie:   Aristide Arosteguy. Il est soupçonné du crime passionnel et cannibale de sa femme. De son coté, Nathan couvre l’affaire d’un chirurgien hongrois recherché pour trafic d’organes… Je vous laisse deviner, les deux histoires se mêleront…

 

Bien loin de n’aborder que les connexions entre le sexe et les technologies, l’auteur pousse ses ambitions plus loin. Lui même avoue avoir profité de l’écriture pour explorer des champs que le cinéma ne lui permet pas, pour des raisons économiques - donc techniques.
Il est question de l'effondrement du Politique, du Consumérisme et par extension de la libération des corps au profit d’une existence philosophique....
Bien évidemment pour atteindre cet état, les Arosteguy s'enfoncent dans un processus de mutation (et mutilation) technologique.   
Nous pouvons donc accorder à l’auteur l'intérêt de son propos… Les corps sexués se mêlent au numérique. Ordinateurs, appareils photo numérique, scanners 3D et tablettes tactiles sont autant d’outils pour porter le corps vers un idéal, vers une performance anti-consumériste - bien qu’ils soient eux-même issus de ce système contesté. Ces outils sont des sex-toys philosophiques qui activent une mécanique de désincarnation des chairs.

Sujet intéressant! Oui, mais voilà...

 

En réalité, la lecture de ces 370 pages est un calvaire, une impossible digestion des mots, des ambiances et de la trame narrative.
L’auteur nous offre un medley réchauffé et mou de ce qu’il y a de meilleur dans ses premiers films. Les sexes sont érigés et malades: ça grouille, ça coule et ça se connecte. Le lecteur est plongé dans des huis clos sombres, déprimants et morbides. Malgré son apparente volonté de conjuguer le sexe et les outils technologiques, l’écriture est morcelée, les images déconnectées les unes des autres. Monsieur Cronenberg semble désespérément vouloir nous convaincre qu’il est “à la page”, qu’il maîtrise parfaitement le langage alors il énumère tout le jargon. Les personnages sont armés de leurs clés usb 16 go, Imac 27 pouces, Mac OSX (version Mountain Lion), fichiers STL pour l’impression 3D, Sony RXI avec une profondeur de champ de f/2.0, en mode Auto ISO, montant parfois jusqu’à 6400, à la vitesse de 1/80e,........ Bref, je tombe dans l’ennui, m’endors régulièrement (je croise alors dans mes rêves cet homme maladroit que je tente de consoler tant j’estime les films qu’il a créés), je me réveille et reprend la lecture à contrecœur. Les références “techno-Apple-Nikoniennes”, semblent vouloir m’assurer que son auteur maîtrise parfaitement ce jeune XXIème siècle. Malheureusement, cette nouvelle ère est intransigeante, en éternel renouvellement: obsolescence programmée, applications jetables et consommateurs infidèles. Elle a déjà abandonné l’auteur et nous avec lui.

 

David Cronenberg manque de spontanéité, il respecte les règles du polar, dosant minutieusement les scènes vers une assommante chute. À 50 % du roman les deux réalités des protagonistes se rejoignent, à 75% du livre des clés sont données puis les 25% restants sont une tentative échouée de livrer un dénouement magistral. En réalité, l’auteur a tellement de mal à écrire cette fin qu’il fait appel à de nouveaux narrateurs. À la manière des pires téléfilms, les “méchants” dévoilent leurs plans à voix haute… 

 

Pour finir, l’érotisme est absent de ce roman, est-ce une volonté de Cronenberg ou un ratage?
En fait, la question est là : y-a-t-il érotisme quand il y a numérique? Quand les corps sont absents de l’espace et qu’ils sont remplacés par des pixels, des interfaces ou des sons mp3? Nous éprouvons alors des corps sans chaleur et sans humidité. Ils sont impalpables. Bien que le roman excite parfois, l’ardeur retombe rapidement.
Et c'est en refermant le livre une dernière fois que je compris l’élément manquant pour produire l'orgasme: le bonheur. Ces corps modifiés, amputés et rongés par les insectes cherchent désespérément à être heureux. 
Bien que la bataille fut terrible, je conseille aux lecteurs fétichistes de faire, au moins une fois, l’expérience d’avoir un peu de “Cronenberg” entre leurs mains.

Le meilleur pour la faim, quelques extraits de ses films entre fantasmes d'un futur vraiment flippant, sciences expertes et pur délire hédoniste :

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